11
Martha’s Vineyard, Massachusetts.
Seize heures plus tard.
Elle était debout, nue, devant lui.
Le soleil qui se couchait derrière les gigantesques baies vitrées de la chambre et lui brûlait les yeux faisait flamboyer les cheveux de la femme. Il n’entendait que le bruit des vagues qui se brisaient sur la plage en dessous d’eux, et sa propre respiration rauque.
« Enlève-moi ça avec ta langue » dit-elle.
Elle prit ses seins dans ses mains en coupe, les lui présenta comme une offrande. Il vit que les tétons étaient maculés de traînées croûteuses rouge foncé, et ne put retenir un frisson.
« Seigneur Dieu…
— Seigneur Dieu ? fit-elle en riant. Ce serait bien la première fois que tu te laisserais arrêter par Dieu ! Serait-ce à cause de celui dont c’est le sang ? Mais tu savais qu’il était prêtre quand tu m’as dit de le supprimer. Et c’est ce que j’ai fait, sexy boy. Je l’ai abattu là, au milieu de son église, sous le regard de Jésus-Christ et de tous ses anges. »
Il secoua la tête, mais ne put s’empêcher de prendre ces seins parfaits, sanglants, dans ses deux grandes mains. Elle était cinglée, vraiment cinglée, et cela faisait quoi de lui ? Parce qu’elle l’excitait presque au-delà du supportable.
Elle soupira et se coula dans ses bras, semblant se fondre en lui.
« Tu veux savoir comment il m’a implorée de lui laisser la vie sauve ?
— Plus tard. Tout de suite, c’est toi que je veux voir à genoux. »
Il lui lâcha les seins pour défaire brusquement sa ceinture d’une main et lui appuyer, de l’autre, sur la tête, enfoncer ses doigts dans sa somptueuse chevelure rousse, et la pousser vers le sol, devant lui.
Plus tard, elle lui dit :
« L’autre, le frère du prêtre ? Il m’a donné du fil à retordre, celui-là. Pendant un moment, j’ai eu l’impression de jouer à tape-taupe dans les rues de Galveston, si tu vois ce que je veux dire. Il ne voulait pas se laisser faire. »
Miles Taylor – financier spéculateur, multimilliardaire, philanthrope et activiste politique –, qui était en train de verser l’un des single malts les plus chers du monde, un Macallan de soixante ans d’âge, dans deux verres en cristal de Waterford, arrêta son geste. Moins à cause du sujet de conversation post-coïtale qu’elle avait choisi que du ton sur lequel elle l’abordait. De la même voix que si elle avait commandé un sandwich au pastrami. Il se retourna et la regarda.
Yasmine Poole était assise sur le coussin à fleurs d’un des fauteuils en rotin laqué blanc – des horreurs que sa deuxième femme, Laurette, lui avait naguère imposées, et qu’il avait toujours détestées. Trop chichiteux, lui avait-il dit à l’époque, mais elle n’avait rien à foutre de son avis sur les fauteuils de chambre à coucher, de son avis sur quoi que ce soit, d’ailleurs, raison pour laquelle il avait fini par décider qu’il les avait assez vus, son cul et elle, et par divorcer.
Mais Yasmine, c’était une toute autre sorte de femme. Il n’arrivait pas à la cerner. À les cerner : il n’arrivait pas à définir leur liaison, ou quel que soit le terme employé à l’heure actuelle pour définir une relation sexuelle exclusive et durable. Il y avait un lien profond entre eux, une intimité parfois insupportable, à vif, noire. Elle lui avait dit une fois que c’est lui qui lui avait donné le goût de tuer.
« Tu es mon dealer, disait-elle. Le dealer de la drogue noire dont j’ai besoin pour nourrir mon âme. »
Mais depuis un moment déjà, il se demandait qui, des deux, était le vrai junkie. Parce que chaque fois qu’il la regardait, comme il la regardait en cet instant précis, il se perdait en elle.
Il vit qu’elle avait relevé ses cheveux en chignon au creux de sa nuque et qu’elle avait remis le tailleur Armani en soie grège avec lequel elle était revenue en avion du continent, une heure auparavant. Elle lisait quelque chose sur son portable posé en équilibre sur son genou, et il reconnut le petit pli entre les sourcils qu’elle avait quand elle se concentrait. Mais sa bouche était celle d’une prostituée, rouge, humide, turgescente.
« Tu as encore ce regard de crétin rêveur, Miles, dit-elle sans lever les yeux. Si tu ne fais pas attention, on va dire que tu es amoureux. »
Miles Taylor se sentit rougir, ce qui le contraria au plus haut point car personne jusqu’alors n’avait jamais réussi à le faire rougir.
« Je me disais qu’il y a même pas une demi-heure, je léchais le sang sur tes seins nus, et maintenant tu es assise là, l’air tellement impeccable et professionnelle. On dirait un mannequin du catalogue Brooks Brothers.
— Je suis l’assistante personnelle du président d’un groupe de je ne sais combien de milliards de dollars. C’est l’air que j’ai toujours quand on ne baise pas, ou que je ne suis pas en train de tuer pour toi. Et toi, Miles, tu me regardais en souriant comme ça. Amoureusement. Je le sentais comme un souffle chaud sur ma peau. Je n’arrête pas de te dire que nous sommes des âmes sœurs. Il faut l’accepter et faire avec.
— Foutaises. »
Même s’il avait cru à l’existence des « âmes sœurs », il n’était pas question qu’il lui donne ce pouvoir sur lui en l’admettant, et la dernière chose dont il avait envie était de « faire avec ».
Et qu’est-ce que cette expression pouvait bien vouloir dire, de toute façon ?
Miles Taylor dirigeait un empire financier évalué à plus de quinze milliards de dollars, plus que le PNB de certains pays émergents, avec tout le pouvoir fascinant que comportait ce genre de fortune obscène. Il avait un enfant encore en vie, une fille ; cinq petits-enfants, que des filles ; deux ex-femmes, deux garces ; et il ne pouvait pas éternuer sans voir bondir, le mouchoir à la main, une demi-douzaine de cireurs de pompes et autres lèche-cul.
Et pas un seul de ces individus ne comptait pour lui.
Toute sa vie il y avait eu en lui ce trou douloureux qu’il avait l’impression de ne jamais pouvoir combler. C’était comme cette maladie où on avait faim tout le temps. On pouvait toujours manger, manger encore, mais les calories, les éléments nutritifs ne faisaient que vous traverser. Il aurait pu se payer un psy à quatre cents dollars de l’heure qui lui aurait dit que tout ça c’était la faute à papa-maman, et le type aurait probablement eu raison, bon, et alors ? Qu’est-ce qu’on en avait à foutre ?
Tout ce qu’il savait, c’était que depuis que Yasmine Poole était entrée dans sa vie, il ne se sentait plus aussi vide. Et à certains moments ça le faisait vraiment flipper, parce qu’elle était, pour dire les choses crûment, folle à lier.
« Je vais te dire ce que c’est, Yaz, dit-il. Tu es amoureuse de ma fortune, et je ne suis qu’un vieux bouc en rut, et soit c’est ridicule, soit c’est obscène, parce que, quand la queue d’un homme a quatre-vingts ans, il y a des limites à la réalité, et à ce que peuvent compenser même une chatte stimulante et une petite pilule bleue miracle. »
Elle haussa un sourcil parfaitement dessiné, mais elle ne leva pas les yeux de son portable.
« Tu vois, je n’ai qu’à laisser tomber le mot « amour » dans la conversation, et ton esprit saute tout de suite à ma chatte sans une seconde d’hésitation. Et on dit que c’est moi la croqueuse de diamants. »
Il s’approcha d’elle en riant, un verre dans chaque main, en essayant de lui dissimuler le petit sursaut que lui arrachait chaque pas, parce que, si elle le remarquait, elle remettrait ça sur le tapis, qu’il devrait voir un docteur et se faire opérer. Il s’était pété un genou deux fois, la première fois des années auparavant, sur un terrain de sport au lycée, et plus tard, sur une pente de ski à Aspen, et sa rotule sautait presque tout le temps, maintenant. Une douleur sourde, insidieuse. Il avait pris deux cachets antidouleur à forte dose un peu plus tôt, mais l’effet s’estompait, et il n’avait pas envie d’en prendre davantage parce qu’il n’aimait pas l’effet que ces drogues avaient sur son esprit ; elles nuisaient à sa concentration.
Il posa l’un des deux whiskys à côté d’elle, sur la table de rotin recouverte de verre et s’octroya une bonne gorgée du sien. À trente-huit mille dollars la bouteille, on aurait été en droit d’attendre que ça ne vous brûle pas le gosier en descendant, mais ce n’était pas la faute du Macallan, il le savait. C’était ces foutues remontées acides. Bon Dieu, ce qu’il pouvait avoir horreur de vieillir.
« L’autre fils O’Malley, dit-il. Celui dont tu as dit que c’était un dur à cuire. Tu es sûre qu’il est vraiment mort, mon bébé ? Parce que si ce film remontait un jour à la surface… »
Il eut un geste de la main qui esquissait un scénario de cauchemar absolu. Sa réputation détruite, son pouvoir réduit à néant, sans parler de l’éventualité de passer ses dernières années dorées dans une cellule avec un motard sodomite à la cervelle liquéfiée par la drogue et affublé d’un surnom de dégénéré. Pendant toutes ces années, tous les millions qu’il avait investis pour faire la pluie et le beau temps sur les marchés financiers et dans les urnes, pour s’assurer, de toutes les façons possibles et imaginables, une position dominante au sein du parti, et voilà qu’ils revenaient enfin au pouvoir : ils remportaient les élections, contrôlaient le Congrès et commençaient à faire évoluer le pays dans le bon sens… Si le film remontait à la surface, ce serait la fin des haricots.
« Dis-moi que tout est sous contrôle, Yaz. Dis-moi que tu sais avec certitude qu’il est mort, parce que d’abord il échappe à tout un putain de commando à Washington, ensuite il réapparaît à Galveston…
— Il s’est noyé, Miles. »
Elle se mit à rouler des yeux ronds en faisant glou, glou, glou, et fit une grimace, la langue dépassant au coin de sa bouche.
« On est restés sur la jetée près d’une heure après le plongeon de son véhicule dans l’eau, et il n’avait aucun moyen de remonter sans qu’on le voie. À moins qu’il se soit fait pousser des branchies, il est mort. Comme son frère et leur vieux.
— Ouais. Mort comme son vieux. »
Miles secoua la tête.
« Ce fumier de Mike O’Malley. Pendant toutes ces années, il m’a tenu un couteau sous la gorge. Je n’ai jamais osé l’éliminer à cause de ce maudit film, et voilà qu’il débarrasse le plancher, d’une belle crise cardiaque tout ce qu’il y a de plus naturelle, qui mieux est. J’ai l’impression d’être enfin libre. Maintenant qu’il est mort et enterré, je n’ai plus qu’à couper tous les bouts de fil qui dépassent encore en supprimant ses enfants, juste au cas où il leur aurait raconté quelque chose, tu vois ? Et si je n’arrive pas à remettre la main sur le film, eh bien tant pis, qu’il reste à l’endroit où il moisit depuis tout ce temps, où qu’il puisse être, dans un coffre, chez un notaire ou dans une banque, n’importe où, peu importe… » Il s’interrompit pour reprendre son souffle et lui jeta un coup d’œil. Elle le regardait, les mains croisées sur les cuisses, comme si elle attendait patiemment qu’il cesse de palabrer. « Sauf que, maintenant, tu me dis que ce con n’a jamais eu le film. Ou plutôt qu’il l’a eu pendant une semaine tout au plus, au début, et que sa femme a disparu avec. Cette Katya Orlova. Bon sang ! Avant sa confession sur son lit de mort, j’ignorais jusqu’à l’existence de cette femme. Ce putain d’O’Malley ! Pendant toutes ces années, j’aurais pu le faire descendre n’importe quand, je ne risquais absolument rien. »
Yasmine poussa un petit soupir et se leva en refermant son portable.
« Eh bien, il est mort, maintenant. Ses fils aussi sont morts. Et j’ai déjà lancé des gens à la recherche de Katya Orlova. Si elle est encore en vie quelque part sur cette terre, on la retrouvera et on fera en sorte qu’elle disparaisse comme les autres. Après nous avoir remis le film, évidemment.
— Ouais, bon, bon. Parfait. »
Cette femme – Katya Orlova – il se pouvait qu’elle soit morte aussi, et depuis longtemps, pensait Miles. Et même si elle était encore en vie, ça devait être une vieille bique ratatinée, pliée en deux et sans défense, qui s’acheminait même peut-être doucement vers la démence sénile. Ils étaient tous tellement vieux, maintenant.
Miles rota et essaya d’atténuer le feu qu’il avait dans l’estomac en appuyant dessus avec son poing. Il s’envoya une autre gorgée de whisky. Ça n’arrangea rien.
Yasmine s’approcha de lui. Le tissu de son tailleur, doux et collant, lui caressait les fesses comme les mains d’un homme. Elle avait des yeux sombres, profonds, lumineux.
« Tu as encore un peu de son sang sur toi, dit-il d’une voix rauque.
— Hein ? Où ça ?
— Là. »
Il mit sa main autour de son cou, l’attira contre lui.
« Derrière l’oreille. Seigneur, Yaz, qu’est-ce que tu as fait ? Tu t’es tartinée avec son sang après l’avoir tué, comme si c’était une espèce de foutu parfum ? »
Elle était effectivement totalement déjantée, mais ça il le savait déjà, il vivait avec et il s’en délectait, depuis sept ans maintenant. Depuis le premier jour où il l’avait embauchée.
Avant que le CV de Yasmine Pool atterrisse sur son bureau, Miles Taylor usait les assistantes personnelles au rythme d’une par an. C’était un patron exigeant – d’accord, tyrannique, admettons – et on aurait dit que, malgré l’impression fulgurante que toutes ces assistantes pouvaient faire sur le papier, elles se révélaient à l’usage n’être que des crétines infatuées d’elles-mêmes et tellement susceptibles qu’elles se froissaient dès qu’il avait le malheur de les regarder de travers. Il n’avait vraiment ni le temps ni la patience de tolérer ce genre de conneries.
Le CV de Yasmine Poole était très impressionnant, à première vue. Un diplôme de la London School of Economies, suivi par une année comme opératrice de marché responsable des opérations d’arbitrage chez F.M. Mayer, puis une autre année comme analyste chez Wertheim & Co, tout ça à vingt-huit ans. C’était jeune, mais Miles n’avait rien contre. Ça voulait dire qu’elle serait malléable tout en ayant les dents longues – deux qualités qui semblaient rayées de la carte dès qu’on entrait dans la trentaine.
Cela dit, chez lui – chez Taylor Financials – on n’aurait jamais embauché ne serait-ce qu’un balayeur sans une enquête approfondie sur le passé du candidat, et c’est surtout le rapport de l’enquêteur sur Yasmine Poole qui avait intrigué Miles.
D’abord, elle ne s’appelait pas vraiment Yasmine Poole, pas au départ, en tout cas. Son vrai nom pour l’état civil était Yasmin Yakir, et elle était née à New York, dans une famille juive. Ses parents étaient des militants d’extrême droite. Elle avait dix ans quand ils avaient émigré en Israël et s’étaient installés dans une colonie ultrareligieuse illégalement implantée en Cisjordanie. Deux ans plus tard, une roquette palestinienne avait détruit leur maison pendant que Yasmine était à l’école, la laissant orpheline à douze ans. Après quoi elle avait vécu dans un habitat collectif à Jérusalem jusqu’à dix-huit ans, âge auquel, comme tous ses compatriotes, elle avait dû rejoindre l’armée.
Mais, alors que la plupart des femmes israéliennes étaient assignées à des cantonnements de soutien ou administratifs, elle avait été sélectionnée par l’Aman, la branche des opérations spéciales, pour être entraînée à tuer. Elle avait effectué trois ans de service, mais à faire quoi exactement, seuls Dieu et l’armée israélienne le savaient, parce que, bien que l’enquêteur de Miles fût excellent, il n’avait pas réussi à violer leurs dossiers de renseignement.
« En réalité, avait-il dit à Miles, après avoir été prié de compléter son rapport par une évaluation verbale, plus personnelle, j’ai l’impression qu’après la fin de ses trois ans on lui a fait quitter l’armée en douceur, vous voyez ? Comme si elle avait commencé à aimer ça juste un peu trop. À tuer, si vous voyez ce que je veux dire. » Miles n’avait pas répondu et, après un long silence, l’enquêteur avait poursuivi : « Son officier de commandement n’a jamais pu décider si elle était dingue ou si elle s’amusait juste à faire semblant de l’être. Quoi qu’il en soit, je pense qu’elle lui avait foutu une trouille bleue. »
L’enquêteur s’était à nouveau interrompu, et Miles n’avait pas relancé la conversation. Finalement, estimant l’entretien terminé, le type s’était levé pour partir. Mais à la porte il s’était arrêté et avait dit :
« Si vous voulez un conseil, monsieur, je vous recommanderais de l’éviter comme la peste. »
Au lieu de quoi Miles l’avait fait convoquer pour un entretien le lendemain même.
Sa beauté lui avait littéralement coupé le souffle. Il avait depuis longtemps cessé de compter ses conquêtes parmi les actrices et les mannequins, mais c’était la première fois que quelqu’un lui faisait cet effet. La première fois que la seule vue d’une femme lui serrait la gorge au point qu’il ne puisse plus ni inspirer ni expirer, juste la regarder en hoquetant comme un poisson hors de l’eau.
« Alors, dites-moi, fit-il enfin, lorsqu’il eut retrouvé sa langue, que fuyez-vous, mademoiselle Yasmin Yakir ? »
Il s’attendait à une expression de surprise, ou au moins à ce qu’elle rougisse, mais il n’obtint qu’un petit haussement d’épaules qui attira ses yeux sur ses seins.
« Vous avez donc pris les renseignements qui s’imposent sur ma personne, et vous avez trouvé un squelette dans un placard. Alléluia ! Qui n’en a pas ? » Elle croisa ses longues jambes, vérifia qu’il les regardait, et ajouta : « Et vous, que fuyez-vous, monsieur Marcario Tavoularis ? »
C’était vraiment drôle, tellement qu’il faillit éclater de rire. Il s’apprêtait à la prendre au dépourvu, et c’est lui qui se trouvait pris de court. Etonné, pas tant qu’elle soit au courant de son changement d’identité – il avait troqué son nom grec de Marcario Tavoularis pour un Miles Taylor beaucoup plus acceptable socialement –, mais qu’elle ait pris la peine de s’informer à son sujet. Il ne s’était pas donné énormément de mal pour enfouir ses origines prolétariennes, mais il avait quand même fallu qu’elle creuse un peu.
Enfin, elle avait été dans les services de renseignement israéliens, après tout, ou quelque chose dans ce goût-là. De toute façon, il n’était pas inquiet : ses vrais secrets, ses cadavres à lui, étaient trop profondément enfouis pour qu’une bouffée de leur puanteur soit seulement parvenue à ses narines.
Alors il se pencha et mit beaucoup de sous-entendus dans le sourire qu’il lui lança.
« Que voulez-vous prouver, mademoiselle Yakir, Poole ou Dieu sait quoi ? Que vous êtes futée et que vous avez des couilles ? Vous pensez que ça nous met à égalité ? »
Le sourire qu’elle lui renvoya le fit bander.
« Non, monsieur Tavoularis, Taylor ou Dieu sait quoi. Nous serons à égalité quand vous aurez tué votre premier homme. »
Il fut tenté d’effacer ce sourire mademoiselle Je-sais-tout de son visage en lui parlant de l’Assassinat avec un grand A, mais il se retint. Cela dit, il finit par lui en parler. Il finit par lui dire à peu près tout.
« Ne me regarde pas comme ça en fronçant les sourcils », lui disait-elle en cet instant.
Elle lissa, du bout des doigts, la profonde patte d’oie qu’il avait au coin de l’œil gauche.
« Il y a des moments où tu penses trop à certaines choses. Tu les analyses, tu les épluches. Analyse-moi, épluche-moi. Il y a des gens qui sont simplement nés avec le goût du sang. »
Une porte claqua, tout en bas, et quelqu’un se mit à rire, trop fort. Miles se détourna d’elle et s’approcha, en traînant la patte, de la fenêtre pour voir d’où provenait ce bruit.
Le soleil était couché depuis longtemps, mais le ciel d’été était encore assez lumineux pour qu’il constate que ce n’était rien, juste trois employés du traiteur qui étaient sortis de la salle de billard sur la terrasse pour en griller une. Le lendemain soir, il donnait une fête ici, dans son chalet sur la plage, une réunion intime d’une cinquantaine de personnes, rien que des super-riches et des célébrités des quatre coins du monde.
Son chalet sur la plage. Pff. Vingt pièces, des cheminées de pierre, des vérandas tout autour, avec vue sur l’océan, le tout estimé à douze millions de dollars – et là, à Martha’s Vineyard, on appelait ça « un chalet ».
« Je ne t’ai jamais dit Yaz, que je suis né et que j’ai grandi ici, sur cette île ? » Bien sûr qu’il le lui avait raconté, et probablement plus d’une fois, mais il continua quand même. « Dans une petite ville appelée Oak Bluffs. Cinq personnes entassées dans une brave vieille maison typique de la Nouvelle Angleterre. Quatre petites pièces construites par un baleinier deux cents ans plus tôt. La façade était assez tarabiscotée et les touristes trouvaient ça joli tout plein mais, à l’intérieur, le lino des sols pelait, les vieux tuyaux gelaient et crevaient tous les hivers, et nous manquions toujours d’argent pour tout. Mon père – avant qu’il nous plaque quand j’avais treize ans – tenait la station-service locale. Il s’occupait des luxueuses automobiles des riches familles qui venaient en automne et qui nous prenaient pour des ploucs, quand ils daignaient nous accorder un regard. »
Elle l’avait suivi vers la fenêtre. Elle passa son bras sous le sien, s’appuya contre lui.
« Oui, mais maintenant, dit-elle, ces gens-là viennent à tes soirées dans cette majestueuse demeure, et il faut les voir, la bouche en cœur, te lécher le cul à qui mieux mieux, et ça te plaît, Miles, et ton cul adore ça, parce que ça fait tellement de bien. »
Miles rit de l’image qu’elle avait fait naître dans sa tête, mais c’était un rire amer. Même après toutes ces années, le taudis qui leur servait de maison, sa brute de père et les riches snobinards qui venaient là et par leur seule existence ne lui laissaient jamais oublier sa condition – tout ça lui faisait encore mal comme un abcès qui n’aurait pas fini de suppurer.
Ils restèrent silencieux pendant une minute, puis il reprit :
« Je fais un rêve depuis quelques nuits. Je suis encore enfant, dans la cour de la maison d’Oak Bluffs, mais, au lieu de jouer, j’essaie d’enterrer un cadavre, et il pleut tellement que j’ai beau pelleter toujours plus de terre dans la tombe, l’eau n’arrête pas de tout délaver et les os réapparaissent. » Il se tourna pour la regarder. « Oui, je sais ce que tu vas me dire. Il arrive qu’un rêve ne soit qu’un rêve.
— Non, dit-elle, et il y avait quelque chose dans ses yeux, quelque chose de dur et de froid. Ce que je vais te dire, c’est que tu m’as menti.
— À quel sujet ? Et tu vas peut-être me dire que tu ne m’as jamais menti, toi ? Tout le monde ment. C’est dans la nature humaine. Bon sang, le monde entier n’est qu’une joyeuse ronde de putains de mensonges.
— Ton Assassinat avec un grand A. Tu m’as menti sur ses raisons.
— C’est drôle, mais c’est la seule chose à propos de laquelle je ne t’ai pas menti.
— Eh bien, disons que c’était un mensonge par omission. »
Il secoua la tête, se sentant un peu mouché.
« Je ne te suis pas.
— L’autel d’ossements.
— Le quoi ? Yaz, je te jure que je ne sais pas ce que tu me racontes. »
Au lieu de répondre, elle leva la main gauche, et il vit qu’elle tenait un de ces minuscules dictaphones. À un moment donné, elle avait posé son verre et récupéré le magnéto sans qu’il s’en rende compte, ce qui l’ennuyait. Est-ce que c’était ces maudits antidouleurs qu’il avait pris pour son genou qui l’embrouillaient, ou est-ce qu’il perdait vraiment la boule ?
Il était au courant de l’enregistrement qu’elle avait fait à l’hôpital, évidemment. Elle lui en avait donné la teneur quand elle l’avait appelé de Galveston, avec un téléphone à carte, intraçable, et sur sa ligne sécurisée. Elle lui avait dit qu’elle avait enregistré le vieux juste avant qu’il claque en vidant son sac à son prêtre de fils, lui crachant le morceau sur l’Assassinat et le film d’amateur qu’il en avait fait. Seulement voilà, O’Malley n’avait plus le film, ne l’avait jamais vraiment eu, en réalité : une femme appelée Katya Orlova le lui avait fauché et avait disparu.
Miles pensait que Yasmine lui avait tout dit à propos de la confession d’O’Malley et de ce qui s’était passé à Galveston, mais elle appuya sur un bouton du dictaphone. Il y avait quarante-huit ans qu’il n’avait pas entendu cette voix, celle de Mike O’Malley.
Et Yasmine ne lui avait pas tout à fait tout raconté, en fin de compte, parce qu’il entendit Mike O’Malley dire : « Tout a commencé avec Katya Orlova et l’autel d’ossements, mais ça a fini avec l’Assassinat. »
Miles écouta jusqu’au bout, jusqu’à ce que cette voix familière, une voix de vieillard, maintenant, tellement étouffée qu’elle était à peine intelligible, dise quelque chose qui ressemblait à : « Je pensais qu’elle était morte dans la grotte. » Et puis après une longue pause, une autre voix articula sur un ton qui tenait de la prière et de la supplication : « Papa ? Oh mon Dieu… »
Yasmine éteignit le dictaphone.
« C’est tout ? » demanda Miles.
Elle hocha la tête.
« Il n’a plus dit un mot après ça. Il a sombré dans le coma, et puis ça a été bye-bye, Mikey. » Miles ne répondit pas. Il resta sans bouger, à regarder par la vitre la mer sur laquelle la lune montante traçait un chemin argenté. « Tu ne sais vraiment pas de quoi il s’agit, hein ? demanda Yasmine. Cet autel en os. » Elle éclata de rire, et il entendit dans son rire la folie qui vivait toujours en elle, juste sous la surface. « Oh, mon Dieu, c’est presque trop drôle, Miles. C’est toi qui as tué…
— Non. » Il s’éloigna d’elle et de la fenêtre, fit quelques pas et se retourna. « C’est O’Malley qui l’a commis. L’assassinat.
— Et le Russe, Nikolaï Popov, qui a tout organisé. Mais c’est toi qui les as poussés à le faire. C’était toi, le cerveau, celui qui était derrière tout ça. C’est ce que tu m’as raconté, non ? Sauf que maintenant, on dirait bien que tu t’es fait rouler. »
Il se retint pour ne pas la frapper. Il alla jusqu’à lever le bras pour lui infliger un revers de main, mais la façon dont elle était plantée là, prête à recevoir le coup, alors même qu’elle le voyait venir… Elle voulait qu’il le fasse. Et cela l’arrêta.
De toute façon, la figure qu’il avait vraiment envie de frapper n’était pas la sienne.
Tout a commencé avec Katya Orlova et l’autel d’ossements… Bon sang, qu’est-ce que c’était que ça ? On aurait presque dit une blague. Quand on ne connaissait pas Nikolaï Popov.
« Il faut que tu retrouves cette Katya Orlova, Yaz. Retrouve-la, retrouve le film, fais-lui dire tout ce qu’elle sait de cet autel d’ossements. Et puis tue-la pour moi, s’il te plaît. »